Quand le débat sur les retraites vire à la "mauvaise pièce de théâtre"

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Les élus de la majorité ont quitté leurs sièges en attendant la fin des interventions des orateurs communistes (LCP)
Les élus de la majorité ont quitté leurs sièges en attendant la fin des interventions des orateurs communistes (LCP)
par Jason Wiels, le Mercredi 26 février 2020 à 02:29, mis à jour le Mercredi 22 avril 2020 à 15:02

Les péripéties de la réforme des retraites se suivent et ne se ressemblent pas. Dans la nuit de mardi à mercredi, la majorité a quitté quelques instants l'hémicycle pour protester contre une longue série d'amendements communistes. Un "tunnel" qui a eu raison des nerfs du rapporteur Nicolas Turquois. Dans une ambiance tendue, celui-ci a tenu des propos durs contre la gauche avant de s'excuser. Récit de la soirée en quatre actes.

ACTE I : les communistes plantent le décor

Au neuvième jour des discussions sur le premier projet de loi retraite, les députés examinaient mardi soir les alinéas 5 et 6 de l'article 2. Ces quelques lignes entérinent les dates d'entrée en vigueur du futur régime unique : 2025 pour les personnes nées à partir de 1975 (régime mixte) et 2022 pour celles nées à partir de 2004 (pleinement dans le futur régime unique).

Farouchement opposé au texte et à sa philosophie, le groupe communiste (Gauche démocrate et républicaine) a prévu une très longue série d'amendements sur ce sujet.

En tout, on compte 656 amendements déposés sous la forme de 41 paquets de 16 amendements identiques chacun (soit le nombre de députés étiquetés GDR). Ils proposent tous de reculer ces dates pour repousser la réforme.

En vertu des règles de l'Assemblée nationale, ces amendements ont été regroupés pour être examinés ensemble dans une discussion commune. Aussi, il ne peut y avoir de réponse possible à leurs auteurs avant que chacun de ces 41 paquets d'amendements n'aient été défendus par un de ses signataires.

Ce que fait par exemple Fabien Roussel, non sans allier le geste à la parole :

Le ton est donné, d'autant que les interventions des députés communistes sont parfois prolongées par celles de leurs collègues de La France insoumise. Ayant déposé quelques sous-amendements, ils ont aussi le droit à la parole pour les défendre.

ACTE II : scandalisée par le "tunnel", la majorité quitte les planches

Jean-René Cazeneuve (LaREM) brandit alors son règlement pour dénoncer ce "tunnel" qui va permettre à l'opposition de s'exprimer seule au micro pendant un certain temps :

Le président de séance Hugues Renson (LaREM) rappelle qu'il ne fait qu'appliquer les règles de l'institution. Peu après, Gilles Le Gendre demande une suspension de séance. La raison de cette pause est donnée à la reprise des débats, quand le chef de file des députés La République en Marche annonce soudainement le départ de ses troupes de l'hémicycle !

Dans un même mouvement, les députés MoDem suivent vers la sortie. Un coup de théâtre... d'ordinaire utilisé par les groupes d'opposition, pour marquer spectaculairement un désaccord ou une désapprobation - l'histoire des Questions au gouvernement est émaillée de ce genre de moments.

Les communistes continuent à défendre leurs amendements, malgré le grand vide central laissé par le départ des députés de la majorité.

Encore présente dans les travées, Agnès Firmin-Le Bodo (Agir) dit sa "honte" devant la situation et appelle à "la fin de la mascarade". Elle s'inquiète aussi de "l'image" que donnent les députés depuis lundi 17 février. Elle ne croit pas si bien dire.

ACTE III : une réplique du rapporteur met le feu aux poudres

L'atmosphère est assez inflammable pour qu'une simple étincelle finisse de mettre le feu à l'hémicycle. C'est le rapporteur Nicolas Turquois (MoDem) qui allume la mèche peu après minuit. Dans une longue tirade, visiblement éprouvé par neuf jours dans l'hémicycle et autant en commission spéciale, il termine son intervention par un quolibet qui ne passe pas inaperçu :

Certains ont dit 'la République, c'est moi' [allusion à des propos de Jean-Luc Mélenchon]. Eh bien, la République c'est nous et vous, vous n'êtes rien.Nicolas Turquois, 25 février 2020

Protestations, applaudissements, huées... "Alors, on va avoir un certain nombre de rappels au règlement, sur le fond, je l'espère...", ne peut que constater Hugues Renson. La séance, qui aurait dû être levée depuis une quinzaine de minutes, va s'éterniser quarante-cinq minutes de plus.

Et c'est Philippe Gosselin (LR) qui monte le premier au créneau, pour dénoncer les "propos inqualifiables du rapporteur" qui "perd ses nerfs" :

François Ruffin (LFI) dénonce les traits d'humour déplacés, selon lui, du rapporteur, tandis que Dominique Potier (PS) blâme "l'indignité" et "l'abaissement" de l'Assemblée, se demandant à voix haute "comment en est-on arrivé là ?"

ACTE IV : les regrets de la majorité

Venant au secours de son collègue, le rapporteur général Guillaume Gouffier-Cha (LaREM) estime dans une tentative d'apaisement que tout l'hémicycle a participé "ce soir, à une mauvaise pièce de théâtre".

"Je suis désolé pour cette tournure", s'est ensuite excusé Nicolas Turquois :

Au-delà du mea culpa, le rapporteur redit aussi ses doutes sur le sens de son rôle depuis le début de l'examen de la réforme, se sentant comme "un pantin au milieu d'un cinéma de guignols" face à la myriade d'amendements de la gauche de la gauche.

"Vous n'êtes pas en cause personnellement, (...) vous êtes au carrefour de tensions considérables qui existent bien au-delà de cet hémicycle. Voilà ce qui est en train de se jouer ici", conclut Pierre Dharréville (GDR), pour qui le drame est avant tout "social" plutôt que "parlementaire".

En guise d'épilogue, le perchoir a mis aux votes durant cinq minutes l'ensemble des amendements communistes : ils ont tous été rejetés. Rideau.