Les Gilets jaunes, fruit du décrochage de la petite classe moyenne ?

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Selon le politologue, les rangs des Gilets jaunes sont avant tout constitués de la classe moyenne qui n’arrive plus à joindre les deux bouts. (AFP)
Selon le politologue, les rangs des Gilets jaunes sont avant tout constitués de la classe moyenne qui n’arrive plus à joindre les deux bouts. (AFP)
par Jason Wiels, le Mercredi 15 mai 2019 à 19:14, mis à jour le Jeudi 19 mars 2020 à 15:55

Dans une note de la Fondation Jean-Jaurès, le politologue Jérôme Fourquet analyse la "démoyennisation" de la société française depuis trente ans. Salaires en berne, hausse de la fiscalité et des dépenses contraintes, cherté des biens à la mode... Toute une partie du bas de la classe moyenne décroche et s'invente un nouveau mode de vie pour résister au déclassement.

Dis-moi comment tu consommes et je te dirai si tu portes un gilet jaune. Dans une note éclairante intitulée L’adieu à la grande classe moyenne : la crise des Gilets jaunes, symptôme de la "démoyennisation", Jérôme Fourquet analyse en profondeur les lignes fractures qui opposent la France des ronds-points à celle des grandes métropoles hyperconnectées.

Cette même France qui constitue, depuis les Trente glorieuses, le "bas" de la classe moyenne, qui travaille et qui consomme, s'éloigne chaque année un peu plus du grand corps central de la société. Jusqu'à la scission ? "On peut considérer la crise des Gilets jaunes comme le premier symptôme politique de la fin de cette moyennisation, phénomène qui va s’amplifier à l’avenir", affirme le directeur Opinions de l'Ifop.

Les carburants de la paupérisation

Plus Facebook que Twitter, plus Lidl que Naturalia, plus sur les routes secondaires que dans les TGV, la France en voie de "démoyennisation" est d'abord celle des emplois moins qualifiés, moins syndiqués et, en somme, peu rémunérateurs. La fin du monde ouvrier, où les carrières pouvaient offrir à terme des perspectives salariales plutôt élevées, au profit d'emplois dans le domaine de la logistique et du "care" (aides à domicile, femmes de ménages, assistantes maternelles...) explique cette paupérisation :

En France, la part des emplois d’ouvriers, d’employés et de professions intermédiaires a régressé alors que les emplois des classes supérieures (managers et ingénieurs) et inférieures (travailleurs des services) augmentaient sous l’effet de la mondialisation et du progrès technologique.Jérôme Fourquet

A ce découplage entre "bas" et "haut" de la classe moyenne s'ajoute l'éloignement progressif du lieu de travail : en quarante ans, la distance moyenne pour aller travailler à plus que doublé, passant de 7 à 15 km. Dans sa note, Jérôme Fourquet indique que 30% des personnes très dépendantes de la voiture se disent Gilets jaunes, contre seulement 9% de celles qui ne sont pas du tout dépendantes d'un véhicule.

Pas étonnant, dès lors, que la hausse des prix à la pompe ait joué le rôle de déclencheur des manifestations depuis le 17 novembre. "Leur poste de dépense affecté au carburant a explosé, ce qui a pris une ampleur insoutenable dans le budget global de ces foyers", explique encore Jérôme Fourquet.

Troisième mouvement de fond qui précarise encore un peu plus ces salariés : la hausse constante et régulière du nombre de familles monoparentales, qui constituent aujourd'hui plus d'une famille sur cinq. Ces parents, qui élèvent seuls un ou plusieurs enfants, doivent affronter avec un seul revenu des charges contraintes toujours plus élevées, du loyer à la facture d'électricité.

Ce n’est donc pas un hasard si ces femmes élevant seules leurs enfants ont été particulièrement nombreuses sur les ronds-points à l’instar notamment d’Ingrid Levavasseur, une des figures emblématiques des Gilets jaunes.Jérôme Fourquet

Bref, occuper un emploi peu qualifié, subir une forte dépendance à la voiture et vivre dans une famille monoparentale, c'est cumuler les trois traits qui signent l'appartenance à cette classe qui décroche.

"Économie de la débrouille"

La classe en voie de démoyennisation cherche toutefois la parade pour joindre les deux bouts et enrayer leur chute. Le politologue relève ainsi l'émergence d'une "économie de la débrouille" depuis quinze ou vingt ans.

Ce terme recouvre à la fois l’économie informelle plus ou moins légale (travail au noir) mais également et de manière beaucoup plus massive l’achat-vente entre particuliers, qu’illustrent spectaculairement la réussite du site Leboncoin ou l’engouement pour les vides-greniers partout sur le territoire.Jérôme Fourquet

Remplir son caddie dans une enseigne de hard discount, flairer les bonnes affaires comme l'ont illustré de façon spectaculaire les "émeutes au Nutella", et acheter une Dacia plutôt qu'une Renault constituent autant de moyens d'économiser sur l'essentiel pour passer le mois, voire se faire ponctuellement plaisir :

En économisant sur différents postes de dépendance, les ménages les plus modestes essayent de tenir leur budget à l’équilibre quand une partie des catégories populaires et des classes moyennes peuvent consacrer ainsi l’argent économisé pour des achats "statutaires" ou "valorisant" (Smartphone, accessoires de modes, vêtements, etc.) qui leur seraient sinon difficilement accessibles.
Jérôme Fourquet

Autre signe révélateur (et inattendu) de cette adaptation, la montée en régime de l'autoentrepreneuriat. Car, pour Jérôme Fourquet, l'existence de 1,35 million d'autoentreprises est plus le signe d'une économie de la débrouille que de la "start-up nation", chère à Emmanuel Macron.

Monter une micro-entreprise est souvent guidé par la nécessité soit de disposer d’une source de revenus complémentaires pour des salariés modestes, soit de créer son propre emploi pour des personnes qui ne parviennent pas à décrocher un job. C’est notamment le cas parmi les jeunes générations, la moyenne d’âge des micro-entrepreneurs étant relativement basse.Jérôme Fourquet

Leboncoin contre Amazon

Il faut dire que l'élargissement du cercle des besoins (écran plat, smartphone dernier cri, deuxième voiture...) rend de plus en difficile le ticket d'entrée dans la classe moyenne. "Le 'way of life' proposé par la société de consommation est devenue hors de portée pour toute une partie de la population qui pourtant travaille, détaille Jérôme Fourquet. Les milieux populaires et le bas de la classe moyenne ne parviennent plus à acquérir le must have, dont le niveau n’a cessé par ailleurs d’être rehaussé ces dernières décennies."

En résumé, c'est la France de Leboncoin contre celle d'Amazon. Celle qui valorise le local, le troc et l'achat de seconde main au juste prix. Par nécessité, mais aussi comme nouveau moyen de socialisation :

Leboncoin a permis à l’instar des rassemblements sur les ronds-points, de développer des relations et de favoriser des échanges entre des personnes qui sans cela ne se seraient pas rencontrées. Dans des milieux sociaux très atomisés, où la vie syndicale, associative, paroissiale ou militante est très peu développée, l’attrait pour une sociabilité conviviale entre pairs explique en partie l’engouement de ce public pour Leboncoin, mais également la persistance de la présence sur les ronds-points.Jérôme Fourquet

Au-delà de l'appartenance à une classe économique, Jérôme Fourquet entrevoit la constitution d'une classe sociale à part entière, qui développe son propre système de valeurs en réaction à son exclusion progressive de la société de consommation.

Elle conteste les excès d’une société de consommation déshumanisée, organisée pour le seul bénéfice de quelques grands groupes et de leurs actionnaires.Jérôme Fourquet

D'où les nombreux rassemblements et blocages organisés sur les parkings des hypermarchés et devant les entrepôts du géant américain de la vente en ligne. Ou le boycott le 23 novembre dernier du "Black Friday" pour "frapper au portefeuille" les grandes enseignes comme l'État percepteur.