Dérives sectaires : l'Assemblée s'oppose à la création d'un délit d'incitation à l'abandon de soins

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La secrétaire d'Etat à la Citoyenneté, Sabrina Agresti-Roubache, dans l'hémicycle le 13 février 2024.
La secrétaire d'Etat à la Citoyenneté, Sabrina Agresti-Roubache, lors de l'examen en séance du projet de loi "visant à renforcer la lutte contre les dérives sectaires", le 13 février 2024 - LCP
par Soizic BONVARLET, le Mercredi 14 février 2024 à 06:10, mis à jour le Mercredi 14 février 2024 à 13:16

Alors que l'Assemblée nationale a entamé, mardi 13 février, l'examen du projet de loi visant à "renforcer la lutte contre les dérives sectaires", le gouvernement et sa majorité relative ont été mis en minorité sur l'instauration d'un délit visant à punir spécifiquement les dérives à caractère thérapeutique. Cet article, qui constituait le cœur du texte, a été supprimé. 

Le gouvernement avait obtenu gain de cause en commission des lois, mais il a été battu dans l'hémicycle. Alors que l'Assemblée nationale examinait le projet de loi "visant à renforcer la lutte contre les dérives sectaires", dans la nuit de mardi 13 à mercredi 14 février, des amendements de suppression de l'article 4 - "le plus important du projet de loi", selon sa rapporteure Brigitte Liso (Renaissance) - ont été adoptés. Lors du scrutin, la plupart des groupes d'opposition ont voté en faveur de cette suppression. Dans la foulée, Brigitte Liso a fait part de "sa déception pour les victimes (...) ces personnes qui souffrent, celles qui sont mortes, et celles qui continueront de mourir", dénonçant un vote "scandaleux".

Par ce choix, l'Assemblée s'est ainsi inscrite dans les pas du Sénat, auquel le texte avait été soumis en premier, en fin d'année dernière, et qui avait retoqué l'article 4 du projet de loi, spécifiquement dédié aux dérives thérapeutiques, avec la création d'un nouveau délit visant à punir "la provocation à abandonner ou à s’abstenir de suivre un traitement médical thérapeutique ou prophylactique", ainsi que "la provocation à adopter des pratiques présentées comme ayant une finalité thérapeutique ou prophylactique", lorsque dans un cas comme dans l'autre ces incitations peuvent être dangereuses pour la santéAprès avoir été rétabli en commission le 7 février, l'article 4 a donc été supprimé dans l'hémicycle. 

Le "coeur du texte", voire sa raison d'être

Tout avait pourtant plutôt bien commencé pour le gouvernement et sa majorité relative, qui étaient parvenus à rétablir l'article 1, également supprimé par le Sénat, faisant émerger un autre nouveau délit afin de réprimer "le placement ou le maintien dans un état de sujétion psychologique ou physique". Les sénateurs avaient notamment jugé ce délit superfétatoire au regard de celui qui concerne l'abus de faiblesse. "Avec ce délit, nous souhaitons agir en amont de l'abus de faiblesse", a indiqué la secrétaire d’Etat à la Citoyenneté, Sabrina Agresti-Roubache, en regard notamment des "nouvelles formes de dérives sectaires".

Dans un élan transpartisan, les députés ont, en outre, adopté un amendement porté par Marie Pochon (Ecologiste) et soutenu par la rapporteure, afin d'exclure du bénéfice des dons ouvrant droit à des avantages fiscaux les organismes condamnés pour abus de faiblesse ou sujétion.

Un consensus de courte durée. Sur l'article 4 spécifiquement dédié aux dérives thérapeutiques, Brigitte Liso avait pourtant fait valoir "un travail de réécriture afin de construire un article équilibré pour protéger les libertés publiques et sanctionner véritablement la diffusion de discours sectaires". Et pour cause, pour rejeter cet article, le Sénat s'était notamment appuyé sur un avis du Conseil d'Etat, selon lequel les faits ciblés étaient déjà couverts par la répression de l’exercice illégal de la médecine.

En outre, selon cet avis, la mesure prévue par le texte risquait de porter atteinte à la liberté d’expression lorsqu'elle s'exerce au travers d'"un discours général et impersonnel, par exemple tenu sur un blog ou un réseau social" et de remettre en cause, "par une incrimination de contestations de l’état actuel des pratiques thérapeutiques, la liberté des débats scientifiques et le rôle des lanceurs d’alerte".

S'appuyant sur l'ampleur du phénomène incriminé, Sabrina Agresti-Roubache a tenté de convaincre de la nécessité de créer un nouveau délit. Elle a notamment rappelé que le nombre de signalements à la Miviludes a doublé depuis 2010, en lien notamment avec l'épidémie de Covid et l'utilisation des réseaux sociaux, la ministre a souligné que "25% de ces signalements concern[ai]ent désormais la santé". En cause, les "gourous 2.0" qui proposent des "solutions miracles" pour guérir de maladies graves, tels que les cancers, sans aucune légitimité et en dépit de tout fondement scientifique.

Il n'existe pas de gourou altruiste. Brigitte Liso (Renaissance)

"Nous faisons tous face à des instants de vulnérabilité", a pour sa part souligné la rapporteure du texte, considérant que tout un chacun pouvait à un moment de sa vie être la cible de dérives sectaires "criminelles". Brigitte Liso s'est donc félicitée du "volontarisme" par lequel le gouvernement tentait de renforcer l'arsenal juridique contre des dérives sectaires, dont le champ - bien au-delà des sectes à prétentions religieuses - s'étend désormais de la santé à l'alimentation et au développement personnel, en se diffusant largement dans l'espace numérique. 

Une alliance de circonstance fait tomber l'article 4

"La sincérité de cette lutte contre les dérives sectaires ne doit pas consister à sanctionner par la loi les pratiques de soins complémentaires ou la consommation de produits phytothérapeutiques", a estimé Jean-François Coulomme (La France insoumise). Dénonçant des "arrières-pensées clientélistes" de la part du gouvernement, il a été rejoint dans ses propos par sa collègue Elisa Martin (La France insoumise) qui n'a pas hésité à faire mention du "lobby pharmaceutique".

Paul Molac (LIOT) a pour sa part dénoncé un "danger pour [la] liberté d'expression", ainsi que pour les "lanceurs d'alerte", donnant pour exemple, le cas d'Irène Frachon, la pneumologue par laquelle avait été révélé le scandale sanitaire lié aux effets secondaires du Mediator, qui a par la suite été évoquée à plusieurs reprises par d'autres députés.

"Ici, ce n'est pas eux que nous visons", a tempéré Arthur Delaporte (Socialistes) en référence aux lanceurs d'alerte, "nous visons les charlatans, nous visons celles et ceux qui tuent des gens parce que oui, il y a des gens qui meurent de la promotion de l'abstention thérapeutique".

Eric Pauget (Les Républicains) a cependant exhorté le gouvernement à "se placer sur le strict terrain du droit", estimant que l'article 4 posait "des difficultés d'ordre juridique et constitutionnel". Le député a ainsi considéré que la bonne méthode consisterait à faire gagner en efficacité les sanctions déjà existantes. "Au coeur du débat il y a le doute, c'est ça la réalité scientifique", a ensuite plaidé Marc Le Fur (Les Républicains), avant de poursuivre : "La vérité n'est pas majoritaire. Pasteur était minoritaire, il était vilipendé, et l'histoire lui a donné raison".

Dénonçant une "dérive liberticide", Thomas Ménagé (Rassemblement national) a, quant à lui, estimé que l'article 4 faisait émerger "un délit d'opinion" et risquait de provoquer "le bâillonnement du débat scientifique".

Contre l'avis du gouvernement et contre les groupes de la majorité présidentielle, auxquels se sont joints les députés du groupe Socialistes, les amendements de suppression de l'article 4 - présentés par des députés Les Républicains, Rassemblement national, Gauche Démocrate et Républicaine, ainsi que LIOT - ont été adoptés à 8 voix près (116 Pour, 108 Contre).  

La séance ayant été levée quelques minutes plus tard, les débats après l'article 4 reprendront dans l'hémicycle ce mercredi après-midi.