Énergie nucléaire : face aux difficultés de la filière, des responsabilités politiques ?

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par Léonard DERMARKARIAN, le Mardi 14 mars 2023 à 08:00, mis à jour le Jeudi 16 mars 2023 à 09:14

Lancée à l'automne dernier, la commission d'enquête "visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la France" a auditionné de nombreux responsables politiques et acteurs du secteur. Au coeur des auditions : le nucléaire français et les décisions prises en la matière. Avant d'achever ses travaux, la commission d'enquête auditionnera deux anciens Présidents, Nicolas Sarkozy et François Hollande, ce jeudi 16 mars. 

Une électricité abondante, bon marché, sûre et rendant la France indépendante et souveraine : ainsi la France s'est-elle représentée sa production d'électricité provenant en grande partie du nucléaire depuis le "Plan Messmer" de 1974. Les 56 réacteurs français répondent aujourd'hui à près de 70% aux besoins en électricité du pays.

Or, le parc nucléaire français est concerné par des problèmes structurels d'entretien, de corrosion et de vieillissement qui, ajoutés à la crise énergétique liée à la guerre en Ukraine, ont contraint à l'automne dernier le gouvernement à prévoir des efforts de sobriété pour passer l'hiver. Selon RTE en 2022, "la production nucléaire est la plus faible depuis 1988".

Dans quelle mesure les décisions politiques prises depuis une vingtaine d'années, ainsi que les débats sur la place du nucléaire, entre fermetures envisagées de centrales et relance du programme, ont-ils contribué à un affaiblissement de la filière et à une dégradation de la situation énergétique de la France ? Quel rôle ont joué les récentes évolutions européennes, géopolitiques et économiques, alors que le nucléaire français et l'opérateur historique EDF ont longtemps été considérés comme des modèles ?

Une commission d'enquête parlementaire demandée par les députés LR

C'est notamment pour répondre à ces questions qu'à la fin de l'été 2022, le groupe "Les Républicains" a demandé, sur son droit de tirage, l'ouverture d'une commission d'enquête parlementaire "visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la France". Présidée par le député "Les Républicains" du Haut-Rhin Raphaël Schellenberger et rapportée par le député Renaissance de la Haute-Savoie Antoine Armand, la commission s'est attachée à faire de ses travaux entamés à l'automne une anatomie de la situation énergétique française.

Après l'audition de très nombreux acteurs économiques et institutionnels du secteur, les membres de la commission s'attachent à retracer le processus des décisions politiques en la matière depuis les années 1990. Depuis le mois de janvier, ce sont 13 ministres, anciens ou actuels, et 5 membres de cabinets, anciens ou actuels, qui ont été auditionnés, de Nathalie Kosciusko-Morizet à Elisabeth Borne, en passant par Manuel Valls et Nicolas Hulot.

Les auditions reflètent, à partir de la fin des années 2000, la fin du consensus transpartisan sur le nucléaire ainsi qu'une complexification des enjeux énergétiques et écologiques, à mesure que le parc nucléaire vieillit et que le monde politique et la société française prennent conscience de l'urgence à lutter contre le réchauffement et le dérèglement climatiques.

Après Fukushima, entre remise en cause et défense de l'importance du nucléaire

Jusqu'à l'accident de la centrale de Fukushima au Japon en mars 2011, le rapport du monde politique français à l'atome se définissait par un "consensus pro-nucléaire entre les grands partis", expliquent les politistes Sylvain Brouard, Florent Gougou, Isabaelle Guinaudeau et Simon Persico dans un article universitaire. Or, l'accident de Fukushima change la donne et ravive la perception des risques de l'énergie nucléaire.

C'est dans ce contexte post-Fukushima que le Parti socialiste et Europe Ecologie-Les Verts signent, en novembre 2011, un "contrat de mandature". L'accord prévoit notamment une baisse de la part du nucléaire de 75% à 50% dans la production d'électricité d'ici 2025 et la fermeture de 24 réacteurs nucléaires  dont celle, rapide, de Fessenheim. De ce point de vue, les quatre politistes relèvent qu'alors que la campagne présidentielle de 2012 montre un "déclin de l'opposition des Français au nucléaire", défendu par Nicolas Sarkozy, c'est François Hollande, candidat socialiste souhaitant "baisser la part du nucléaire", qui a été élu.

Lors des auditions, une certaine unanimité s'est dégagée pour critiquer l'accord PS-EELV de 2011 difficile, voire impossible à tenir en matière d'énergie, selon certains intervenants. Pour l'ancien ministre socialiste Arnaud Montebourg, c'était un "accord [électoral] de coin de table" qui a fragilisé la filière électronucléaire. Un avis partagé par l'ancien Premier ministre Manuel Valls, qui a indiqué qu'"aucune étude d'impact" n'avait fondé l'objectif politique de baisser le nucléaire à 50% dans le mix électrique français.

Tout en soutenant les objectifs du programme de François Hollande pour "engager la transition énergétique", Delphine Batho fait valoir un point de vue plus nuancé que ceux d'Arnaud Montebourg et de Manuel Valls : selon l'ancienne ministre de l’Écologie (2012-2013), si l'objectif initial de diminuer la part du nucléaire de 50% en 2025 n'était pas tenable, "il était réaliste d'envisager l'atteinte de l'objectif de 50% entre 2028 et 2030" - à une condition, qu'elle rejetait : accroître le recours aux énergies fossiles.

Ancien ministre de l’Écologie durant le premier quinquennat d'Emmanuel Macron (2017-2018), Nicolas Hulot a aussi estimé que "le plan [pour réduire la part du nucléaire dans le mix électrique] ne tenait pas la route une seule seconde en termes de réalisation". De fait, l'objectif de 2025 sera reporté à 2035 sous le premier quinquennat d'Emmanuel Macron. Le projet de loi "relatif à l’accélération des procédures liées à la construction de nouvelles installations nucléaires", examiné cette semaine à l'Assemblée nationale acte à ce stade la suppression de cet objectif de 50% (inscrit dans la loi en 2015) à la suite du vote d'un amendement par les sénateurs fin janvier, confirmé par les députés lundi 13 mars.

Moins de nucléaire, plus de renouvelables : objectif politique théorique, mise en œuvre lente et complexe

Remontant jusqu'aux années 1990, avec l'audition de responsables politiques comme Corinne Lepage, Lionel Jospin et Dominique Voynet, les travaux de la commission d'enquête offrent une vue large sur l'évolution de la politique énergétique française : lorsqu'elle était ministre, "la question de la durée de vie des centrales ne se posait pas", a par exemple rappelé Corinne Lepage, ancienne ministre de l'Environnement (1995-1997).

Trois décennies plus tard, la question du prolongement du parc nucléaire est au coeur des choix politiques : fermetures de centrales, "grand carénage", nouveaux réacteurs sont autant d'options sur la table des gouvernements successifs, alors que la préoccupation des Français pour l'environnement face au réchauffement et au dérèglement climatiques ne cesse de croître et que la volonté d'augmenter la part des énergies renouvelables dans le mix électrique français n'a cessé d'être affirmée.

En souhaitant retracer les prises de décisions politiques en matière d'énergie durant les trois dernières décennies, les auditions reflètent, derrière un renforcement du cadre législatif et des orientations symboliques chiffrées, des formes d'inerties et d'indécisions, à l'image de la loi de transition énergétique pour la croissante verte (TEPCV), portée par Ségolène Royal et adoptée quelques mois avant la COP21 en 2015.

Texte emblématique des nouvelles orientations énergétiques dont s'est dotée la France au milieu des années 2010, la lo vise notamment à doter la France d'une programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE). Elle a fixé un plafonnement des capacités du parc nucléaire à 63,2 gigawatts/heure (GWh), considéré par de nombreux responsables politiques auditionnés (Manuel Valls, Delphine Batho, Arnaud Montebourg, Nicolas Hulot) comme la mesure la plus conséquente pour contenir la part du nucléaire dans la production d'électricité française.

De l'aveu même des acteurs de l'époque, la loi de 2015 comportait des "objectifs d'une façon purement incantatoire". A la lumière des auditions est aussi apparu un problème d'application : alors même qu'Emmanuel Macron portait les engagements du quinquennat Hollande lors de son arrivée à l’Élysée en 2017, les décrets d'application de la PPE n'étaient, selon François de Rugy, "toujours pas finalisés" à son arrivée au ministère de la Transition écologique et solidaire en septembre 2018, après la démission de Nicolas Hulot. De fait, la nouvelle PPE est adoptée en 2019. Elle sera théoriquement révisée cette année.

De Fessenheim aux EPR, l'avenir de la filière au coeur des débats

Promesse symbolique d'une réduction de la part du nucléaire, la fermeture de la centrale de Fessenheim s'est progressivement transformée, de 2011 à 2020, en sparadrap politique, collant à la chaussure des différents ministres et gouvernements. Engagés aussi bien dans un bras de fer avec EDF qu'au sein du monde politique local et national, les auditions ont permis aux acteurs du dossier de faire part de leur version des faits.

Pour Arnaud Montebourg, Fessenheim a été la centrale "martyre" des tergiversations politiques sur le nucléaire. La fermeture de Fessenheim, initialement séparée de l'ouverture de l'EPR de Flamanville, a finalement été liée pour éviter le risque de contentieux, avant d'être finalement fermée au vu du retard sur le chantier de Flamanville.

Interrogée sur le sujet, Ségolène Royal a mis en valeur sa volonté de reconversion de la centrale en y implantant un "pôle d'excellence sur le démantèlement des centrales" ou une usine Tesla "dans une zone industrielle franco-allemande". Cette volonté de penser l'après-Fessenheim a été sévèrement critiquée par Nicolas Hulot, son successeur, qui a indiqué au contraire l'absence de mesures d'accompagnement dans le cadre de la fermeture de centrale à son arrivée au gouvernement. 

Au-delà des promesses et du cadre législatif difficilement traduit en décrets d'application, plusieurs responsables ont souligné la perte de compétences industrielles ayant entravé la capacité du pays à réaliser ses objectifs énergétiques et industriels. Arnaud Montebourg, ancien ministre socialiste de l'Economie et Redressement productif (2012-2014), chantre de la souveraineté industrielle, a tancé la perte de fleurons durant la dernière décennie et la "trahison de la France" par certains dirigeants d'industrie. La question de l'efficacité de l'articulation entre décisions politiques et politique industrielle a également été pointée par Nathalie Kosciuscko-Morizet.

le manque de couplage [des engagements du Grenelle de l'Environnement, NDLR] avec la politique industrielle a été un facteur de ralentissement, en favorisant un processus de stop-and-go. Nathalie Kosciusko-morizet, ancienne ministre de l'écologie (2010-2012)

Si l'articulation entre politique industrielle et décisions politiques a été pointée du doigt, les auditions ont aussi interrogé le rapport entre expertise et décisions politiques. Alors que le développement des énergies renouvelables et la fermeture des plus vieux réacteurs nucléaires, dont ceux de Fessenheim, ont rythmé les débats sous le quinquennat de François Hollande, la question de la relance du nucléaire a irrigué le premier quinquennat d'Emmanuel Macron et est, aujourd'hui, au coeur de l'actualité.

Alors en fonction, le ministre de l’Écologie Nicolas Hulot demande un rapport en 2017 sur l'avenir de la filière du nucléaire. Désormais classé confidentiel, le rapport d'Escatha-Collet-Billon préconisait la construction de six nouveaux réacteurs nucléaires à partir de 2025. Interrogé durant leur audition, Nicolas Hulot et son ancienne directrice de cabinet Michèle Pappalardo ont défendu une "prudence dans les choix et les décisions" prises au début du premier quinquennat d'Emmanuel Macron, "en interministériel". Selon l'ancien ministre et son ancienne directrice de cabinet, face aux problèmes des EPR en France à Flamanville, et à l'étranger en Finlande, la priorité visait davantage à améliorer l'organisation de la filière (ressources humaines, attractivité) et à développer les énergies renouvelables, qu'à relancer un nouveau programme de réacteurs nucléaires.

Des auditions reflétant une influence "historiquement limitée" des acteurs politiques français

Les problèmes du parc nucléaire, particulièrement manifestes et médiatisés lors de la "saga Fessenheim", à propos du réacteur de Penly ou de l'EPR de Flamanville, interrogent en creux sur la responsabilité politique face aux difficultés du parc nucléaire français. Loin d'être en mesure de dicter unilatéralement leurs choix, les responsables politiques français sont des acteurs importants, mais non hégémoniques de la filière électronucléaire française. C'est ce que mettent en valeur les travaux de plusieurs politistes, indiquant dans un article universitaire comment les acteurs politiques français ont "historiquement exercé une influence limitée" sur le secteur de l'énergie, en "déléguant le plus souvent la définition des grandes orientations de cette politique à des groupes d'experts et aux grands corps techniques monopolisant l'expertise légitime".

Une analyse qui s'est retrouvée au gré des auditions, notamment de Nicolas Hulot, estimant "[avoir manqué] d'un certain nombre d'éléments cruciaux de la part des opérateurs pour prendre des décisions avisées". Les auditions, notamment celles de Nathalie Kosciusko-Morizet et Eric Besson, ont par ailleurs mis en valeur des prises de décisions politiques encastrées dans des rivalités au sein de la filière électronucléaire à la fin des années 2000 et 2010, entre EDF et Orano (ex-Areva).

Derrière ces jeux d'acteurs, Barbara Pompili, ancienne ministre de la Transition écologique et solidaire (2018-2020), a aussi jugé "choquant" qu'EDF et Orano décident de la classification de documents relatifs à la sûreté nucléaire, au point de fausser, selon elle, la sincérité des décisions parlementaires en la matière. L'actuelle députée Renaissance a également accusé EDF de "résistance passive" et de "ne pas avoir fait beaucoup d'efforts" pour développer les énergies renouvelables, parallèlement à la gestion du parc nucléaire français.

Cette "influence historiquement limitée" et les tensions entre acteurs politiques et économiques de l'énergie en France sont également liées, selon l'ancien Haut-commissaire à l'Energie atomique, Yves Bréchet, à la formation même de la classe politique française et aux liens trop distendus entre scientifiques et décideurs. Interrogé par la commission d'enquête fin novembre 2022, l'ancien Haut-commissaire à l'énergie atomique (2012-2018) a expliqué les "dysfonctionnements" de la politique énergétique française par une "inculture technique et scientifique de notre classe politique".

La politique énergétique du pays a été décidée par un canard sans tête. La chaîne de décision publique est désastreuse. Yves Bréchet, ancien haut commissaire à l'énergie atomique

Un cadre européen largement évoqué et souvent pourfendu

Depuis les premières directives européennes de 1996 et la libéralisation progressive du secteur de l'énergie en France, la politique publique française de l'énergie a été profondément modifiée par des réformes structurelles qui ont mis fin aux monopoles publics historiques (EDF et GDF, notamment). Si la majorité des responsables auditionnés n'ont pas frontalement remis en cause les règles édictées dans le cadre européen, ce dernier a été fortement critiqué.

Jean-Louis Borloo a dénoncé la "pression énorme" dans les arbitrages à rendre, notamment pour résoudre des contentieux entre la France et l'Union européenne qui mèneront à la création de l'accès régulé à l'énergie nucléaire historique (Arenh), un dispositif temporaire adopté en 2010 et courant jusqu'en 2025 pour favoriser l'insertion d'acteurs alternatifs à EDF sur le marché de l'électricité.

Depuis le lancement de la commission d'enquête à l'automne, l'Arenh est devenue un objet politique. Vertement dénoncée par d'anciens PDG et responsables d'EDF (voir par exemple ici ou ), la perception du dispositif par les responsables politiques a reflété des positionnements plus variés : "scandale"  pour certains, comme Ségolène Royal, l'Arenh est au contraire défendu par d'autres comme un compromis ayant permis de préserver la filière électronucléaire française d'une refonte globale du secteur de l'énergie en France.

Pour François de Rugy, l'Arenh est "l’arbre qui a un peu de mal à cacher la forêt des autres problèmes", ciblant en particulier la hausse des coûts de production d'EDF et la dégradation de la santé financière de l'entreprise. C'est aussi l'avis d'Eric Besson, ancien ministre chargé de l'Industrie (2010-2012) et porteur de la loi NOME ayant consacré l'Arenh en 2010.

Il est trop facile et vain de mettre sur le dos de bruxelles nos propres carences et nos propres erreurs de politique énergétique. [...] L'Arenh est un texte de compromis. Il s'agissait à la fois de "protéger" le monopole d'EDF tout en satisfaisant les obligations [européennes, NDLr] auxquelles nous avions souscrit. éric besson, ancien ministre chargé de l'industrie, de l'énergie et de l'économie numérique (2010-2012)

Pour plusieurs personnalités interrogées, l'Arenh a commencé à devenir un problème à la fin des années 2010, à mesure que son prix, initialement fixé entre 40 et 50€ par mégawatt-heure (MWh), est passé à 100€/MWh, fragilisant EDF. Or, les débats sur l'Arenh ont également révélé les outils, non-utilisés, que les gouvernements successifs ont à leur disposition : Manuel Valls a ainsi indiqué que le sujet de l'Arenh n'était pas "central à Matignon", tandis qu'Eric Besson a indiqué que la loi NOME prévoyait la possibilité, non-utilisée, de "suspendre le dispositif".

De son côté, l'ancienne directrice de cabinet de Ségolène Royal, ancienne ministre de la Transition écologique et solidaire et actuelle Première ministre, Élisabeth Borne, a défendu un "outil majeur" de compétitivité et de protection des consommateurs, tout en reconnaissant que ce n'était "pas un mécanisme parfait".

Un constat émerge des multiples auditions : au vu du retard de la France dans le développement des énergies renouvelables, malgré les difficultés de la filière électronucléaire et face aux évolutions géopolitiques ayant bouleversé le secteur de l'énergie, le nucléaire continuera d'occuper une place centrale, voire prédominante, dans la production d'électricité en France au cours des prochaines années et des prochaines décennies. 

Les auditions de responsables politiques par la commission d'enquête se clôtureront par celles des anciens présidents de la République Nicolas Sarkozy et François Hollande, ce jeudi 16 mars, à l'Assemblée nationale. Très attendues, elles constitueront le point d'orgue de la commission d'enquête parlementaire, dont les conclusions sont attendues pour le mois d'avril.