Maintien de l'ordre : des auditions reviennent sur la question des "violences policières"

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Lucas BARIOULET / AFP
par Maxence KagniRaphaël Marchal, Ariel Guez, le Jeudi 12 novembre 2020 à 10:11, mis à jour le Jeudi 12 novembre 2020 à 21:31

La commission d'enquête relative aux "doctrines de maintien de l'ordre" a mené jeudi 12 novembre une série d'auditions qui a notamment permis d'entendre le journaliste David Dufresne, l'avocat Arié Alimi, ou encore le président de SOS-Racisme Dominique Sopo. Plusieurs intervenants ont souligné la nécessité de réformer l'IGPN.

La commission d'enquête relative à "l'état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l'ordre" a procédé jeudi à une journée d'auditions en visioconférence. Créée en septembre à la demande du groupe Socialistes et apparentés, la commission a déjà mené de nombreuses auditions. Depuis sa création, elle a notamment entendu le préfet de police de Paris Didier Lallement, le directeur général de la police nationale Frédéric Veaux, la directrice de l'Inspection générale de la police nationale (IGPN) Brigitte Jullien, ou encore l'ancien Défenseur des droits Jacques Toubon.

"Nous avons eu le sentiment au Parti socialiste qu'il y avait en ce moment une sorte de crise de confiance entre une partie de la population et les forces de sécurité", a expliqué la rapporteure socialiste George Pau-Langevin, justifiant ainsi l'existence de la commission d'enquête.

Jeudi 12 novembre, les députés ont entendu des représentants des hauts fonctionnaires de la police nationale, des avocats, des journalistes, l'association SOS Racisme et des représentants d'associations de commerçants. Avec, en toile de fond, la gestion et les conséquences de la crise des gilets jaunes, évoquées par la plupart des intervenants. 

Des manifestations de plus en plus violentes

"Il n'a jamais été aussi difficile et aussi dangereux de maintenir l'ordre" en France, a expliqué jeudi matin Laurent-Franck Liénard, avocat spécialisé dans la défense des forces de l’ordre. Devant les députés, il a nié toute volonté d'escalade de la part de policiers qui doivent s’adapter à "une violence inouïe". Jets d’acide, bombes agricoles, agressions verbales et physiques, cocktails molotov sont devenues la norme depuis quelques mois, a-t-il déploré.

Face aux accusations de bavures ou de violences, l'avocat a plaidé en faveur du déploiement d’un maximum de caméras et d’observateurs neutres.

Laurent-Franck Liénard a également rappelé que certains policiers et gendarmes non spécialisés en maintien de l’ordre avaient été amenés à couvrir des manifestations de gilets jaunes afin de pallier une carence en effectifs de CRS et de gendarmes mobiles.

Les policiers exercent le seul métier où l’on risque tous les jours de perdre la vie, de donner la mort ou de perdre son travail. Laurent-Franck Liénard

L'avocat a en outre dénoncé un usage trop important du lanceur de balles de défense (LBD), avec trop peu d’encadrement et des personnels parfois insuffisamment formés. 

Des personnes dissuadées de manifester

Avocat pénaliste, Raphaël Kempf a défendu de nombreux manifestants dans des dossiers ayant trait à des "violences policières". Il estime que de plus en plus de personnes sont dissuadées de manifester, par crainte d’être blessées ou arrêtées par les forces de l'ordre.

"Comment peut-on accepter que dans notre pays, certaines personnes ne souhaitent plus exercer l’une de leurs libertés démocratiques fondamentales, parce qu’elles ont peur de perdre un oeil ou d’être arrêtées arbitrairement ?", s’est-il ému.

Raphaël Kempf a dénoncé l’usage de pratiques illégales "systémiques" par les forces de l’ordre au cours d’opérations de maintien de l’ordre. L’avocat a ainsi cité la fouille de bagages et de véhicules par des agents qui ne sont pas officiers de police judiciaire. Il a en outre insisté sur les arrestations préventives de manifestants parfois réalisées à plusieurs centaines de kilomètres du lieu d’organisation de l’événement, sans raison valable, selon lui. 

Autre problème, selon son confrère Arié Alimi, lui aussi spécialisé dans les affaires de "violences policières" : des agents retireraient de leur uniforme le "RIO", le numéro qui les identifie et dont le port est obligatoire. Arié Alimi a également évoqué les nombreux "dysfonctionnements" des caméras-piétons équipant les forces de l’ordre, alors mêmes que celles-ci doivent être généralisées à compter du 1er juillet 2021.

"Brutalité policière"

Le journaliste David Dufresne, qui a recensé les blessures occasionnées durant le mouvement des gilets jaunes, a quant à lui fait part de sa "sidération" quant à la "brutalité policière" à laquelle il a été confronté. Durant cette période, il a recensé 27 manifestants éborgnés, cinq mains arrachées, 340 blessures à la têtes et 100 tirs de LBD à la tête, ce qui est contraire à la doctrine d’emploi de l’arme.

Face à cette situation, le documentariste a critiqué un "déni médiatique et politique". Il n’a pas hésité à dénoncer les propos du président de la République, Emmanuel Macron, qui avait récusé en mars 2019 l’existence de "violences policières".

L’omerta commence tout là-haut ; quand un Président se permet une telle phrase, bien évidemment que derrière, tout le monde se tait. David Dufresne

L'IGPN mise en cause

David Dufresne a également vivement critiqué l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), qualifiée de "lessiveuse à violences policières". Partant de quelque 70 dossiers déposés devant la "police des police" dans le cadre du mouvement des gilets jaunes, le journaliste a pointé la "laborieuse identification des policiers" mis en cause ou l’exploitation tardive des images de vidéosurveillance. Ces dernières sont conservées un mois, sauf ouverture d’une procédure judiciaire.

"L’IGPN va très peu au bout [et] ne fait pas son travail", a-t-il martelé à plusieurs reprises. Citant le modèle anglo-saxon, le journaliste a plaidé, au même titre que l'avocat Arié Alimi, pour une ouverture de la direction de l'IGPN sur l’extérieur. En Angleterre, l’équivalent de l’IGPN est placée sous l’égide du ministère de la Justice, pas sous la tutelle du ministère de l’Intérieur. Des policiers sont appelés à témoigner, tout comme des victimes, des juristes et des avocats. Ce mode de fonctionnement est, selon lui, bien plus efficace que celui de l’IGPN, devenu un "thermomètre cassé des violences policières".

Racisme dans la police

"L'IGPN ne peut traiter les questions de racisme dans la police", a ajouté le président de SOS Racisme Dominique Sopo. Le militant associatif, qui a évoqué une "logique de dédouanement", prône la création d'un corps d'inspection ad hoc.

"Il y a un problème de racisme à traiter au sein des forces de l'ordre", a affirmé le président de SOS Racisme, critiquant notamment un "tropisme très fort envers un vote d'extrême droite".

Lui aussi auditionné jeudi, le journaliste Valentin Gendrot a pour sa part souligné que seule une minorité de policiers était raciste et violente, mais que ses agissements déteignent sur toute la police.

Le journaliste a suscité la polémique en écrivant un livre après avoir infiltré la police et intégré un commissariat parisien en tant qu’adjoint de sécurité. Dans "Flic : un journaliste a infiltré la police" (Editions Goutte d’or), l’ouvrage tiré de son expérience, il raconte avoir assisté à des scènes de violence gratuites commises par des policiers, restées impunies. Valentin Gendrot a regretté l’absence de dénonciation de ces violences au sein d’une institution "corporatiste".

Le président de la commission d’enquête Jean-Michel Fauvergue (La République en Marche) a confié à plusieurs reprises avoir été "choqué" par le fait que Valentin Gendrot a participé à des opérations mais n'a dénoncé les abus présumés qu'il rapporte qu'à la publication de son ouvrage. L’ancien chef du Raid a indiqué qu’au cours de sa carrière, plusieurs fonctionnaires de police lui avaient rapporté de tels faits, déclenchant l’ouverture de procédures administratives ou judiciaires.

Valentin Gendrot a par ailleurs évoqué les conditions de travail très compliquées pour les policiers, entre commissariats insalubres, matériel usé ou manquant, manque de reconnaissance et absence d’encadrement intermédiaire. Un point également reconnu par David Dufresne, mais qui ne doit pas, selon lui, tout excuser : "Qu’il y ait de la souffrance au travail, qu’il y ait une pression folle sur les policiers, c’est une évidence. Est-ce au citoyen, Noir, Arabe, de supporter le racisme parce qu’il y aurait une souffrance au travail ? Au manifestant, de recevoir des coups de LBD ? Bien sûr que non."

Des craintes concernant la loi de "Sécurité globale"

David Dufresne, tout comme les avocats Raphaël Kempf et Arié Alimi, a également critiqué la proposition de loi "relative à la sécurité globale" : son article 24 du texte prévoit l’interdiction de la diffusion à des fins malveillantes d’images permettant l’identification de policiers ou de gendarmes. 

Pour Raphaël Kempf, cette disposition est dangereuse car elle permettra l’interpellation immédiate et systématique de toute personne filmant l’action policière, quand bien même l’intention malveillante ne serait pas démontrée.

Arié Alimi a estimé que cette mesure permettrait aux policiers d’interpeller les "journalistes militants" qui filment les opérations de maintien de l’ordre. L’application de cet article servirait selon lui à mettre en place une "propagande d’Etat" en neutralisant les "mauvais journalistes", à empêcher toute diffusion en direct des policiers et gendarmes et à offrir à ces derniers une "immunité judiciaire".

Pour David Dufresne, les syndicats de police ont "pris le pouvoir sur le politique, notamment sur la place Beauvau". Selon le journaliste, cette disposition ne menace pas tant l’exercice du droit de la presse : "La vraie cible, ce sont les citoyens qui se sont mis à documenter, à filmer, à diffuser des images."

David Dufresne a également pointé le paradoxe qui voudrait que les citoyens soient de plus en plus filmés pour leur sécurité, par des drones et des caméras de vidéosurveillance, alors que les policiers ne devraient pas être filmés pour les mêmes raisons.