"Les Fossoyeurs" : Victor Castanet raconte le "système" Orpea devant les députés

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Le logo du groupe Orpea sur un établissement à Neuilly-sur-Seine, en janvier 2022
Le logo du groupe Orpea sur un établissement à Neuilly-sur-Seine, en janvier 2022 (ALAIN JOCARD / AFP)
par Jason WielsRaphaël Marchal, le Mercredi 9 février 2022 à 16:00, mis à jour le Mercredi 9 février 2022 à 19:49

Auditionné mercredi 9 février par la commission des affaires sociales de l'Assemblée nationale, Victor Castanet a minutieusement décrit, sur la base de son enquête, le système organisé et déshumanisé mis en place par le groupe Orpea au sein de ses établissements pour personnes âgés. Avec un objectif : générer le maximum de profits. L'auteur des "Fossoyeurs" a également pointé la défaillance de l’État dans ses contrôles.

"Tout a été organisé pour aller vers une course au profit sans limite et sans contre-pouvoir." Cette phrase résume le système dont Victor Castanet dénonce la mise en place par le leader des Ehpad privés. Auditionné pendant près de trois heures par les députés de la commission des affaires sociales, le journaliste, auteur du livre Les Fossoyeurs, a détaillé l'ensemble des stratégies mises en œuvre pour maximiser les rendements, au détriment des résidents.

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Pour Victor Castanet, cette course au profit s'explique fondamentalement par deux raisons : la cotation en bourse du groupe et la gestion purement immobilière des Ehpad, les chambres étant vendues au détail à des investisseurs particuliers à qui est promis un certain rendement. Deux facteurs qui génèrent de la maltraitance en obligeant chacun des Ehpad à tirer sur la corde.

Un rationnement systématique

Première conséquence néfaste du système décrit : le rationnement. Les aliments sont méthodiquement limités, voire pesés, afin d'optimiser au mieux les coûts. Le budget alimentaire de chaque résident est d'environ quatre euros par jour, ce qui n'autorise pas de folie. Afin de pallier les phénomènes de dénutrition, les cuisiniers utilisent à partir de 2015 une poudre hyperprotéinée remboursée par la Sécurité sociale. Pendant la pandémie de Covid-19, dans un établissement, un cuisinier est même invité à donner deux doses de poudre dans la soupe, ce qui la rend proprement immangeable.

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Une technique similaire est observée concernant les protections, qui sont rationnées au mépris du confort des pensionnaires. Le rationnement des couches peut en outre provoquer des problèmes médicaux, comme les escarres. Par ailleurs, affirme Victor Castanet, Orpea impose à ses fournisseurs un système de rétrocommissions, ce qui permet au groupe de conserver une partie des financements publics normalement dévolus à l'acquisition des protections.

Autres objectifs recherchés par le groupe au sein de ses établissements, selon le journaliste : un taux de remplissage maximum, y compris en acceptant des patients qui relèvent de la psychiatrie, et le contrôle du personnel, en organisant la surveillance et le déport des éléments les plus gênants.

Un système qui profite à une minorité

Pour Victor Castanet, ce système particulièrement malsain profite en outre à un nombre de personnes très limitées qui n'assistent pas aux conséquences concrètes sur le terrain, ce qui le rend d'autant plus "terrible". Saluant le professionnalisme des personnels soignants et des directeurs locaux, souvent obligés de multiplier les miracles face aux carences généralisées, il a directement mis en cause les anciens dirigeants Jean-Claude Brdenk et Yves Le Masne, ainsi que le fondateur d'Orpea, Jean-Claude Marian.

Le journaliste a également pointé le sentiment d'impunité des dirigeants du groupe. Un sentiment qui peut en partie s'expliquer par les défaillances de l’État dans son devoir de contrôle, a-t-il expliqué. Aussi bien au niveau des agences régionales de santé, des inspecteurs départementaux, de la Direction générale de la concurrence de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), aucun contrôle n'a été suffisant pour limiter la mise en place du "système Orpea", a-t-il jugé.

Une commission d'enquête parlementaire

Pour tenter de faire au mieux la lumière sur les agissements du groupe Orpea et sur la situation de leurs établissements, Victor Castanet a appelé à la mise en place d'une commission d'enquête parlementaire à l'Assemblée. "S'il n'y a pas de commission d'enquête, il n'y aura pas de réponses", a-t-il averti. Cette option n'a pour le moment pas été prévue par les députés, à quelques semaines de la fin de la session parlementaire.

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Selon le journaliste, il y a urgence, car le groupe serait en train de "faire le ménage" afin de limiter la portée des révélations. Et ce alors que deux enquêtes, l'une financière, l'autre administrative, ont été diligentées contre Orpea, a annoncé Brigitte Bourguignon, la ministre chargée de l'Autonomie. Suppression de documents, mise à plat des comptes, remerciement de vacataires... Autant de témoignages que Victor Castanet reçoit de la part de salariés encore en poste, depuis la parution des Fossoyeurs. Et de faire part de sa crainte qu'avec la puissance du groupe, une fois de plus, "le privé ne démontre sa supériorité sur le public".

L'ARS Île-de-France promet de "tirer les leçons"

Dans le sillage du scandale Orpea, Les Fossoyeurs dépeint aussi les défaillances de l'État, impuissant à protéger les personnes âgées et vulnérables. Dans les faits, les conseils départementaux et les agence régionales de santé (ARS) se partagent le contrôle des Ehpad. Directement impliquée dans la surveillance de l'établissement "Les Bords de Seine" (Neuilly-sur-Seine), l'ARS Île-de-France a affirmé vouloir "tirer les leçons" du livre par la voie de sa directrice générale, Amélie Verdier, auditionnée plus tôt dans la journée par les députés.

Sur les 57 Ehpad géré par Orpea dans la région-capitale, seulement 14 ont été inspectés depuis 2011. Soit à peine un établissement sur quatre en dix ans. De plus, "aucune de ces inspections n'avait conduit l'ARS à prononcer des injonctions", a dévoilé la directrice. Seules des "recommandations" ont été préconisées, et des "échanges réguliers" ont lieu avec tous les établissements. Si tous les signalements ne donnent pas lieu à un contrôle, tous sont traités et font l'objet d'une réponse, a-t-elle assuré aux députés.

L'Ehpad controversé des Bords de Seine (Neuilly-sur-Seine), pointé du doigt dans le livre et décrit comme le plus cher de France, avait d'ailleurs justement fait l'objet d'un "contrôle inopiné en 2018". Le contenu du rapport d'inspection sera "rapidement rendu public" a indiqué Amélie Verdier. 

Davantage de contrôles inopinés

Face aux angles morts évidents, la directrice générale de l'ARS Île-de-France a annoncé vouloir augmenter le nombre des "contrôles inopinés", alors que beaucoup d'entre eux se font actuellement avec un délai de prévenance, de quelques jours à plusieurs semaines. Pourquoi ? Pour ne pas "perturber le fonctionnement de l'établissement, et donc des résidents" et s'assurer que le directeur soit bien présent.

"Un contrôle qui n'est pas inopiné ne sert à rien", a martelé Victor Castanet à ce sujet. Le journaliste a aussi vivement invité les pouvoirs publics à pousser l'enquête jusqu'au siège du groupe, là où se prennent les décisions, de la tarification à l'embauche de personnel. Selon lui, les directeurs d'établissements sont réduits à l'état de "super secrétaires" qui n'ont "aucun pouvoir". Il plaide à ce titre pour que la commission des affaires sociales s'arroge les pouvoirs d'une commission d'enquête, pour auditionner les responsables du groupe sous serment et pouvoir réclamer à l’administration tout document jugé utile.