"Facebook menace l'intégrité de nos démocraties", dénonce Frances Haugen devant les députés

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Audition de Frances Haugen
par Ariel Guez, le Mercredi 10 novembre 2021 à 10:53, mis à jour le Mercredi 10 novembre 2021 à 14:05

Auditionnée par la commission des affaires économiques et la commission des lois de l'Assemblé nationale, la lanceuse d'alerte Frances Haugen, ex-salariée de Facebook, a lancé une nouvelle charge contre le géant du numérique. Elle affirme que le réseau social pourrait adopter des pratiques moins dangereuses pour ses utilisateurs, mais qu'il refuse de le faire en raison d'intérêts financiers. 

La lanceuse d'alerte Frances Haugen, a dénoncé mercredi à l'Assemblée nationale les agissements du plus grand réseau social au monde. Ancienne employée de Facebook – et à l’origine de la fuite des documents ayant mené aux révélations des "Facebook Files" – cette ingénieure est actuellement en tournée politique en Europe. Ce mercredi matin elle s'est exprimée devant les députés de la commission des lois et des affaires économiques – avant un passage au Sénat. Frances Haugen a de nouveau accusé son ancien employeur de "nuire aux enfants, attiser les divisions, affaiblir les démocraties" et de "faire passer le profit avant la sécurité" des utilisateurs. 

Les algorithmes du réseau social mis en cause

Dans sa longue démonstration, Frances Haugen a principalement ciblé les algorithmes de Facebook, qu'elle accuse de "radicaliser" les utilisateurs. Depuis 2018 et son changement d'algorithme, le réseau social "a tenté de maximiser le nombre d'interactions", explique l'ancienne ingénieure de la marque. "Vous pouvez avoir de tout, y compris des intimidations et de la colère exprimée sur internet", déplore-t-elle. Ce changement d'algorithme – et ses conséquences –  avait été signalé à l'époque, rappelle Frances Haugen.  "Aujourd'hui, si on ne poste pas des données polarisantes, on n'est pas entendus. (...) C'est inacceptable : nos démocraties doivent être fondées sur ce que veulent les gens, pas sur ce que les algorithmes de Facebook souhaitent", déclare-t-elle. 

Résultat, à force de privilégier le clic et les interactions au contenu, le réseau social est devenu une immense chimère, notamment par les "groupes", qui renforcent le phénomène de bulles de filtres. D'autant que Facebook recommande des groupes polarisants, dénonce Frances Haugen. "L'année dernière en Allemagne, 65 % des personnes qui ont rejoint des groupes nazis avaient reçu une recommandation de Facebook", explique-t-elle. "Facebook souhaite que vous restiez plus longtemps sur une plateforme. Si nous avions un Facebook plus concentré sur les amis et la famille, vous passeriez moins de temps en ligne", résume l'ingénieure. 

"Les algorithmes poussent les utilisateurs vers des situations extrêmes", continue Frances Haugen, prenant un exemple frappant. "Si vous cherchez des contenus sur comment vous alimenter sainement, vous allez être poussé vers des contenus sur l'anorexie", explique-t-elle. 

Une modération des contenus insuffisante : la France désavantagée ?

Frances Haugen souligne aussi le manque de moyens pour modérer les contenus problématiques hors des États-Unis. "Il faut commencer par investir dans les langues. De nombreuses langues ne sont pas vraiment couvertes par Facebook. Même l’anglais britannique n’est pas aussi bien couvert que l’anglais américain, et le français, par exemple, ne bénéficie pas de tous les systèmes de sécurité dont dispose l’anglais", déclare-t-elle.

"D'après les données que j'ai vues, beaucoup de langues, dont le français, font face à d'importants problèmes de sécurité, par exemple concernant la désinformation liée au Covid", déplore l'ingénieure.  

Adolescents : pour un droit à l'oubli

Quant à la politique du groupe envers les publics les plus jeunes, la lanceuse d'alerte est on ne peut plus clair : "Depuis 2018, Facebook est au courant des dommages faits à la santé mentale des adolescents", déplore enfin Frances Haugen. "Étant donné l'influence de Facebook (...) si le problème n'est pas résolu au bout d'un an, c'est simplement qu'ils ne souhaitent pas payer pour le résoudre", avance-t-elle. Concernant l'utilisation du réseau social par les jeunes adolescents, l'ingénieure a plaidé pour un "droit à l'oubli" de leurs publications avant leurs 18 ans. "Ils ne savent pas quels types de poste les empêchera d'avoir accès à une université ou un emploi", justifie-t-elle. 

"Si une poignée de pays se rassemblent, l'impact pourrait être extrêmement grand"

"Nous savons comment faire changer les choses, mais Facebook choisit délibérément de ne pas le faire. Facebook ne veut pas sacrifier ses profits", dénonce l'ingénieure. Pour lutter contre cet état de fait, Frances Haugen s'est prononcée en faveur de la mise en place d'un organe international de régulation des plateformes. L'ingénieure appelle a minima à une collaboration entre États pour faire face à Facebook. "Je pense qu'il y a une véritable opportunité : si on collabore et qu'on essaie de négocier avec Facebook en ne faisant qu'un, je pense qu'on pourrait avoir beaucoup de puissance. Même si une poignée de pays se rassemblent, l'impact pourrait être extrêmement grand", affirme-t-elle, confiante.

Applaudie par les députés à la fin de son audition, Frances Haugen a aussi salué leur travail. Elle s'est, en effet, félicitée de la proposition de loi de la majorité présidentielle sur la protection des lanceurs d'alerte, qu'elle juge "extraordinaire". Ce texte, débattu en commission ce mercredi 10 novembre, précise la définition de lanceur d’alerte ainsi que les champs qui peuvent être concernés par son alerte. Elle permet aussi de mieux protéger les personnes physiques ou morales liées au lanceur d’alerte. 

Plus tard lors de son audition, Frances Haugen s'est réjouie des nombreuses initiatives autour du globe :

Je suis vraiment heureuse de voir ce qui se passe en matière de protection des lanceurs d'alerte 

Lundi à Bruxelles, devant les eurodéputés, Frances Haugen avait également salué le "potentiel énorme" du Digital Services Act, le projet européen de régulation des géants du numérique, espérant que ce texte devienne une "référence", y compris pour son pays, les États-Unis. Elle juge que l'Union européenne a un rôle majeur à jouer

Interrogée, pour finir sur le nouveau projet phare de Facebook, le Metaverse – un monde en ligne virtuel et immersif annoncé par Mark Zuckerberg il y a quelques jours –Frances Haugen a brièvement expliqué qu'elle trouvait le sujet "très préoccupant". Des propos qui résonnent avec ceux qu'elle a tenu lundi devant le Parlement européen : l'ingénieure s’était inquiétée de voir le metaverse devenir une obligation professionnelle : “Si votre employeur vous dit que l’entreprise a opté pour le metaverse, vous n’aurez pas le choix en tant qu’employé ou salarié, aussi ne suis-je franchement pas très enthousiaste”.