Face aux dénégations des dirigeants d'Orpea, les députés dénoncent une "mascarade"

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Philippe Charrier, président-directeur général du groupe Orpea (Bertrand GUAY / AFP)
par Jason WielsMaxence Kagni, le Mercredi 2 février 2022 à 13:49, mis à jour le Mercredi 9 février 2022 à 16:15

Auditionnés par la commission des affaires sociales, le nouveau PDG d'Orpea, Philippe Charrier, accompagné d'autres dirigeants du groupe, a esquivé les questions les plus sensibles posées par les députés, tout en qualifiant "d'allégations" les faits rapportés par Les Fossoyeurs, le livre du journaliste Victor Castanet. 

S'abriter derrière les futures enquêtes, mettre en avant quelques chiffres, récuser tout "système qui consisterait à optimiser le profit pour rationner les prestations", sans présenter d'excuses... Après presque trois heures d'audition, la ligne de défense choisie par les dirigeants d'Orpea, mercredi 2 février, a mécontenté les députés.

Philippe Charrier, désigné dimanche PDG du groupe spécialisé dans les Ehpad privés, après le renvoi du directeur général Philippe Le Masne, aux manettes pendant onze ans, a largement minimisé les "allégations" du livre Les Fossoyeurs (1). Selon lui, les cas de maltraitances rapportés par le livre ne concerneraient qu'un "tout petit nombre" des 28 000 résidents et des 230 Ehpad gérés par le groupe en France :

La meilleure preuve, selon lui, qu'il n'y a pas de scandale Orpea serait "l'absence de vagues de départs dans nos Ehpad", alors que le livre n'est sorti en librairie que le 26 janvier.

Mais face aux réponses floues - ou l'absence de réponses -, les parlementaires ont dit leur déception, voire leur colère, après avoir témoigné dans leurs questions de leur "écœurement", comme le formulait l'ancienne directrice d'Ehpad Jeanine Dubié (Libertés et Territoires). "J'espérais transparence et humilité, j'assiste à une mascarade", a lancé Laëtitia Romeiro Dias (La République en marche), tandis que François Ruffin (La France insoumise) aurait attendu "au moins des excuses".

Et le député communiste Pierre Dharréville de pointer une certaine hypocrisie des dirigeants : "C'est un peu indécent de vous entendre parler au nom des salariés et en même temps leur mettre la faute sur le dos." Le directeur général d'Orpea France Jean-Christophe Romersi reconnaissant du bout des lèvres des "propos du livre qui ont pu se produire mais qui relèvent de l'erreur".

"Déçue" par l'indigence des réponses, la présidente de la commission des affaires sociales, Fadila Khattabi (LaREM), a même fini par interrompre les dirigeants afin d'abréger l'audition.

Maltraitance : "Nous signalons toute suspicion" 

Sur le fond, Orpea assure avoir rempli ses obligations légales de transmettre aux autorités les suspicions de maltraitance : "En 2021, nous avons déclaré 391 événements indésirables dont 36 suspicions de maltraitance", a partagé Jean-Christophe Romersi. Les dirigeants assurent que le taux d'encadrement des soignants est de "0,46 à 0,50 équivalent temps plein" par résident.

Le recrutement de personnel soignant est "difficile" à mettre en place, s'est défendu le directeur général France. Interrogé par les spécialistes des questions sociales, il a pris l'exemple, curieux, d'une collaboratrice enchaînant par choix les CDD par dizaines plutôt que d'accepter un CDI :

"Je ne connais pas grand monde dans ce secteur qui refuse des CDI à 35 heures", lui a objecté Pascale Fontenel-Personne (MoDem).

Si le comité exécutif du groupe s'est, par ailleurs, dit prêt à accepter "un renforcement des contrôles", les chiffres donnés lors de l'audition interpellent. Ceux-ci seraient passés de quatre-vingt-quatorze en 2016 à seulement dix en 2021. Soit une baisse constante des "visites et contrôles" dépêchés par l'État dans cette entreprise qui œuvre dans le secteur privé lucratif, alors que la ministre déléguée chargée de l'Autonomie, Brigitte Bourguignon, a annoncé une double enquête adminstrative et financière sur le groupe français.

Rationnement de couches et de nourriture

Philippe Charrier a aussi répondu aux accusations selon lesquelles les résidents ne pourraient pas avoir plus de trois couches par jour. Le PDG a nié tout rationnement en citant un exemple : selon lui, à l'Ehpad de Neuilly, la moyenne était en 2020 de 4,6 couches et de 5,4 en 2019. Avant de préciser que son entreprise ne "comptait pas" le nombre de protections allouées... "On n'a jamais refusé des commandes", a-t-il affirmé, tout en reconnaissant, ponctuellement, "des petits différentiels" dus notamment à des ruptures de stocks.

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La députée "Agir ensemble" Annie Chapelier a révélé avoir travaillé dans un Ehpad (sans préciser s'il appartenait au groupe Orpea) dans lequel les résidents devaient choisir entre du beurre et de la confiture au petit-déjeuner. "Jamais nous ne demanderons à choisir entre le beurre et la confiture", a répondu Jean-Christophe Romersi, qui a mis en garde contre un "déchaînement médiatique et émotionnel". Le directeur général a estimé que près de la moitié des nouveaux résidents qui entrent en Ehpad sont en situation de dénutrition : "70% ont recouvert un état normal après six mois", a-t-il ajouté, vantant ainsi les résultats de son entreprise. 

Des marges et des rémunérations qui interrogent

Plusieurs députés ont essayé d’éclaircir la question des comptes et de la rentabilité, particulièrement forte, d'Orpea par rapport à ses deux principaux concurrents, Korian et Bastide. "N'est-ce pas précisément parce que votre groupe ne traite pas bien - ou comme il le devrait - ses résidents qu'il est prospère ?", a tenté de déduire le député PS Boris Vallaud. "Comment vous faites pour faire six fois mieux que vos concurrents ?", a relancé la présidente du groupe Socialistes et apparentés, Valérie Rabault, cours de bourse de l'entreprise en main.

Reconnaissant une rentabilité de "5, 6, parfois 7%" par an, Philippe Charrier a pointé les bons résultats des cliniques privées du groupe et le développement à l'international, de l'Espagne à la Chine, de ses Ehpad. Et, dans un contexte où le cours d'Orpea a été divisé par deux en quelques jours, il a affirmé que son secteur "n'était manifestement par un métier sans risque pour les investisseurs", suscitant l'indignation des élus de la commission des affaires sociales

Où va l'argent des résidents, alors que la Sécurité sociale y prend en charge les soins et la dépendance ? C'est ce qu'a essayé, en vain, de savoir Monique Iborra (LaREM), auteure d'un rapport sur la gestion des Ehpad en 2018

Jean-Christophe Romersi a toutefois dévoilé que "plusieurs centaines de milliers d'euros" ont été prélevés sur le budget 'hébergement' de l'Ehpad Orpea des Bords de Seine (Neuilly-sur-Seine), aux pratiques particulièrement décriées dans le livre, afin de financer des soins complémentaires pour les résidents, alors que le ticket pour y séjourner s'échelonne de 6000 à 12 000 euros par mois. Il n'a en revanche pas répondu sur un éventuel système de "marge arrière" afin de maximiser l'argent public reçu sur l'achat de matériel.

Enfin, la rémunération très confortable des dirigeants du groupe a attiré l'attention. Yves Le Masne, encore directeur général la semaine dernière, émargeait à "1,3 million d'euros par an". Il pourrait de plus prétendre à une indemnité de départ de 2,6 millions d'euros. Cette rémunération complémentaire sera versée selon "le résultat des enquêtes extérieures" a fait savoir Philippe Charrier. Manière d'indiquer que son prédecesseur, pourtant exfiltré par la petite porte, n'était pour l'instant coupable de rien.


(1) Dans Les Fossoyeurs (Fayard, 2022), s'appuyant sur des témoignages de collaborateurs et le récit de résidents et de leurs familles, le journaliste Victor Castanet décrit un système où des personnes âgées sont maltraitées et des salariés malmenés, sur fond de maximisation des profits du groupe Orpea, alors que les soins des résidents sont couverts par de l'argent public.